« Tu seras un homme mon fils ». Cette expression, si innocente à première vue, résumerait à la perfection ce qu’a été la vie de Jeremy – Jem – Callaghan toutes ces années. Il n’était même pas l’aîné, non et ce fut doublement difficile. Parce que forcément, le paternel n’avait d’yeux que pour l’aîné et oublia un peu l’éternel second, forçant Jeremy à se battre pour prouver son existence. Et le pire dans l’histoire ? C’est qu’il le fit. Il ne se déroba pas, souffrit en silence, se sacrifia au nom de
son père, son héros. Ce n’était peut-être pas la vie dont il rêvait, lui qui gamin souhaitait être pompier ou officier de police, mais il accepta de mettre ses espoirs de côté pour attirer l’attention d’un père aimé. Et finalement, il en vint presque à être heureux.
Il naquit donc le vingt-trois mars 1986, par une journée embrumée, presque neigeuse. Le troisième enfant sur trois, et le second garçon. Son grand frère, Neal, de cinq ans son aîné, sera pendant longtemps son modèle, l’exemple à suivre – il voulait attirer son attention autant que celle de leur père.
Nous sommes les Callaghan, répétait son père avec la force du désespoir. Alors, forcément, Jem finit par l’apprendre, qu’il était un Callaghan. Mais
pas de mère. Etrangement, Jeremy ne connut pas sa mère et ne s’en souvient pas davantage.
« Ta mère est morte en te mettant au monde, gamin ». Voilà la version officielle et son père le lui expliquerait à maintes reprises, d’une voix comme teintée de reproches, si bien que Jeremy en vint à penser que son père ne l’aimait pas simplement parce qu’il avait joué un rôle dans le destin tragique de son épouse bien aimée. Les choses étaient bien plus compliquées que cela mais lui, le benjamin, innocent, n’en sut jamais rien et l’histoire se tassa d’elle-même. Pas de mère mais une vie heureuse tout de même.
Il ne grandit pas seul, et le rôle de benjamin avait à la fois des avantages et des inconvénients. Choyé par sa sœur, raillé/protégé par son frère, invisible pour le père. Un système bien huilé mais pourtant, pourtant ! Jem restait optimiste. Toute son enfance fut ponctuée de souvenirs heureux et de rires cristallins. Il découvrit son amour pour les livres et son insatiable soif de connaissance dès qu’il fut en âge de se rendre à l’école – sa fierté ! – et dès lors, il commença à écrire et ne cessa jamais. Des articles, des poèmes, puis des nouvelles et parfois même, des romans qui n’aboutirent jamais. Dire que son enfance était idyllique n’est pas entièrement vrai. Des déceptions, il en connut un certain nombre. Ce gosse rachitique toujours un peu ailleurs, perdu dans ses livres, qui n’aimait pas le sport et jetait un coup d’œil dédaigneux aux autres garçons, les gros durs de l’école. Il n’était pas très aimé à l’époque. Non pas détesté, après tout ! Il n’avait fait de mal à personne, au contraire. Mais on l’oubliait.
Pire que la haine, l’indifférence. Tel un fantôme, le petit Jem errait au milieu des autres et il garde de l’école un mauvais souvenir. Alors, il en parle peu. Ou jamais.
Au lycée, les choses changèrent et enfin, le vilain petit canard se transforma en cygne. Le gosse presque renié par son père trop exigeant se métamorphosa. Il ne fut pas plus doué en sport, au contraire, et commença à craindre les cours d’éducation sportive à l’inverse de son grand frère. En revanche, il s’inscrivit au journal du lycée et rapidement, par ses idées éclairées et sa capacité innée à prendre les commandes – une capacité bien cachée dans son enfance – il fut rapidement à sa tête enfin, commença à se faire remarquer. Ses articles étaient lus et, surtout, appréciés, malgré sa plume piquante mais toujours juste. Son but ? Critiquer, provoquer, sans jamais mentir.
Ou simplement arranger la vérité, disait-il avec un sourire carnassier. A l’extérieur, Jem restait l’adolescent un peu perdu avec ses bouquins sous le bras, qui passait ses pauses déjeuner à la bibliothèque. Au journal du lycée, il devenait un autre. Et remporta des concours d’écriture. Et écrivit, toujours plus, frénétiquement, comme si sa vie en dépendait.
Il avait trouvé sa vocation.
Son père, enfin, pourrait être fier de lui.
Aime-moi ! Aime-moi s’il te plaît. Ce ne fut pas vraiment le cas. Ou du moins, Jem ne fut pas assez rapide. A l’instant où il se préparait à quitter le lycée pour rejoindre la prestigieuse université de San Francisco dans l’espoir d’y étudier le journalisme, son père quitta le domicile familial, laissant à l’aîné, Neal, le soin de sa sœur et de son frère. Pourquoi ? Jem l’ignora. Mais leur père avait changé, il s’absentait de plus en plus souvent, les voyait à peine.
Plus de mère et bientôt plus de père. Neal avait vingt-trois ans, Juliet vingt et Jem à peine dix-huit. Famille explosée. Des secrets qu’on tait, des portes qu’on referme – ou qu’on n’ouvre jamais. Neal et Juliet le savaient. Jeremy l’ignorait. Il rejoignit toutefois l’université tandis que son frère et sa sœur demeuraient dans l’Oregon et s’en éloigna au fur et à mesure. Pas volontairement, pas vraiment, mais ce fut comme s’il se rendait compte que quelque chose clochait, que les aînés mentaient, ou omettaient la vérité. Quand il revint, Jeremy était un autre. Transformé.
Un passé révolu. Son diplôme en poche, il trouva un poste de journaliste à Woodburn et l’adolescent rêveur et solitaire s’était mué en un homme indépendant, charismatique et, surtout, sûr de lui.
Besoin de personne ! Jamais. Aujourd’hui, il a gravi les échelons et est désormais rédacteur en chef au journal local, malgré son jeune âge – il s’est rapidement mis ses supérieurs dans la poche et visiblement, le piston a fonctionné. Il est fier du chemin parcouru et est désormais un jeune homme épanoui bien que toujours célibataire, qui n’a plus que son frère et sa sœur à ses côtés. Il espère qu’un jour, son père refasse surface. Que son héros le voit ainsi et puisse enfin clamer que
son fils est devenu un homme.